Rosamund arrive au Grand Temple

Ajita, cité millénaire, capitale du Royaume, théâtre où se joue la destinée du toit du monde, se dessinait enfin dans une vallée proche. Depuis de nombreux kilomètres, la caravan avait pu prendre la route récemment pavée par la Compagnie Royale des Transports, en s'acquittant toute fois de la taxe de quelques yuons. Ici et là, particulièrement au début, des travailleurs étaient chargés de prolonger la route neuve, autrefois cahoteuse, ou encore de la fignoler, encadrés par quelques soldats veillant à la sécurité des travaux.

Entrant par la porte nommée "Udantika", la plus importante voie à l'est de la ville, la caravane pu enfin observer l'étonnante activité de ce phare commercial et religieux du Royaume, particulièrement vivant et énergique en cette pèriode de pèlerinage. Avec peine, le véhicule parvint à traverser la ville, entre les flots de pèlerins et les autres caravanes de marchandise, pour finir par atteindre le Grand Temple Nyima.

Ils s'arrêtèrent au bas de gigantesques marches constituant l'escalier qui mène au Grand Temple, proportionnelles pourtant à l'architecture imposante mais simple de l'édifice. Les bozus descendirent et aidèrent la cantatrice à descendre, tandis qu'elle pouvait apercevoir en haut des escaliers des religieux venant l'accueillir. Elle reconnu d'ailleurs parmi eux son hôe, à la tête du groupe.

- Nous voici arrivés à la fin de notre voyage, dit un bozu. Ce fut une grande joie pour nous que de vous avoir conduit. Que la raison vous guide, demoiselle Krenz.

Les moines étaient charmants, la route longue mais rythmée de conversations intéressantes sur le pays, ses habitants, ses moeurs... Et les cimes de l'Hamilaya qui dominait cette terre à moitié sauvage. Leur petite troupe avançait pourtant sans trop d'encombre à travers une route qui venait d'être inaugurée, selon ses hôtes. Il y eut d'abord de petites troupes d'ouvriers s'affairant tels des fourmis pour consolider la voie, par un temps qui aurait laissé plus d'un Darstonien au lit, puis des groupes isolés de voyageurs. Rares, de plus en plus rare... Quand elle exerçait ses vocalises le soir, seul le vent lui répondait de son souffle spectral.

Mais bientôt, la civilisation reprit ses droits et elle se mit à voir des commerçants quand elle passait sa tête au dehors. Nyima, lui avait dit le moine, ils se rendaient au Grand Temple de Nyima. Un beau nom, une sonorité particulière qui roulait bien dans la bouche. Nyima... Peut-être devrait-elle adapter les paroles de la Ballade de Myriem Nazel pour intégrer ce terme ? Ce serait un bel hômage à ses hôtes.

Leur caravane traversa la ville et ses foules, pour s'arrêter face à l'imposant escalier qui menait au lieu de culte. L'un de ses guides lui fit ses adieux, auquels elle répondit par un remerciement sincère pour le voyage. Eux aussi étaient d'agréable compagnie... Mais il lui fallait remplir sa part du contrat, qui l'attendait certainement en haut.

"Monsieur Chinmay" salua-t-elle en reconnaissant en le vieil homme, inclinant la tête en souriant.

Le Grand Maître de Daksha ainsi que ses acolytes, à l'air jeune, vraisemblablement les bozus du Grand Temple, voir ses disciples, répondirent de même au salut de la jeune femme. Deux des hommes parurent étonnés de l'appellation de l'Eminence par Rosamund, qu'elle l'appelâmes ainsi "monsieur", terme peu fréquent au Mnibet.

- Bienvenue chère demoiselle Krenz, répondit Chaitanya, j'ose espérer que votre voyage n'a pas été trop éprouvant. Veuillez nous suivre, nous vous conduirons jusqu'à vos appartements où vous pourrez vous reposer et vous restaurer en toute tranquillité. Mes chers amis vont emmener vos affaires. Il vous accompagneront si vous souhaitez visiter le Grand Temple ou la ville, je pense que vous devez être curieuse de connaitre ce qu'il se passe chez nous. Puis, lorsque vous vous sentirez prête, nous pourrons débuter ce dont pourquoi vous êtes venue.

Quand elle salua le vieil homme, la cantatrice ne pu s'empêcher de remarquer la tête que firent certains des moines. Avait-elle manqué à une convention de leur protocole ? Sûrement, mais elle ignorait de quelle manière exactement.

"Je vous remercie Monsieur Chinmay, le voyage fut bien agréable... même s'il est vrai que le confort d'une chambre et d'un bon petit repas ne serait pas de refus. Vous avez vraiment un pays magnifique qu'il me tarde de connaître plus en profondeur."

- Mes chers compagnons se feront une joie de combler vos désirs, répondit Chaitanya, avant de demander aux bozus de prendre les valises de la jeune femme. Si vous voulez bien vous donnez la peine de nous suivre.

La petite troupe accompagna Rosamund jusqu'en haut des escaliers, et entrèrent dans le magestueux temple. De couloirs en couloirs, Rosamund fut émerveillée par la beauté des lieux, dénués de tout luxe ou de richesse malgré les nombreux ornements, tels des statues et des draperies religieuses de plusieurs mètres. L'activité était intense mais paisible. De nombreux bouddhinstes se promenaient dans les couloirs, saluant l'Eminence en s'arrêtant. La cantatrice apercevait de grandes salles, voyant que peu d'entres elles possédaient des portes, où des religieux priaient ensemble, discutaient, ou lisaient des ouvrages provenant des multitudes de bibliothèques.

Enfin, ils arrivèrent jusqu'à une grande chambre. Empreinte d'encens, elle était vaste et éclairée par plusieurs fenêtres avec une vue sur la ville. Sur un autel où méditait une statue, des batons d'encens se consumaient sur un tapis de fleurs, devant lesquels des coussins brodés attendaient un fidèle. Une petite bibliothèque bien remplie était à côté d'un lit spacieux. Un bozu apporta un plateau de fruits secs, de céréales, d'un peu de viande séchée ainsi que du thé salé.

- Je vous souhaite un bon repos demoiselle Krenz, lui dit Chaitanya en s'inclinant, ce que firent de même les autres religieux.

La jeune femme ne savait pas vraiment où donner de la tête... Gauche, droite ? Devant, derrière, en biais, sur le côté : il semblait toujours y avoir quelque phénomène fascinant à observer. Non que le Temple soit véritablement animé comme le serait n'importe quel bâtiment urbain, il y règnait en fait une atmosphère de tranquillité, mais certaines de ces scènes ordinaires attiraient le regard par leur simplicité. Une sorte d'intimité mise à nu, si on peut se permettre l'expression.

Souvent, les moines s'arrêtaient devant Chinmay pour le saluer. Elle avait tendance à oublier que ce vieux bonhomme si sympathique était Oracle d'Etat... Peut-être est-ce pour cela que les deux moines l'avaient regardée de travers ? "Monsieur" Chinmay devait paraître bien vulgaire pour un religieux de son importance ! Il faudrait qu'elle se renseigne.

Ils arrivèrent enfin à ses appartements, qui ressemblaient un peu à ceux qu'elle avait occupés à la frontière mais plus grands, et plus luxueux en général en fait. La statue et l'encens semblait néanmoins une règle générale pour toute chambre qui se respecte, d'après ce qu'elle avait pu voir. Au moins, niveau culinaire, lui avait-on épargné ce beurre de yack au goût si prononcé.

Elle remercia cordialement ses hôtes pour leur hospitalité, puis commença à se restaurer. En effet, une nuit de repos en ces lieux lui ferait le plus grand bien. Après, elle pourrait discuter "affaire" comme bon leur semble...

Le lendemain matin après une nuit calme, dés l'aube, trois jeunes femmes entrèrent dans la chambre, suivit par deux bozus portant une grande bassine de bois semblant être une baignoire, et trois autres transportaient de larges seaux d'eau fumante. Les trois femmes, vêtues de larges chubas blanches, sans aucune broderie ou décoration mais juste quelques breloques de bois vernis dans les cheveux, s'avancèrent vers Rosamund qui venait de se réveiller, se demandant ce qu'il lui arrivait.

- Belle étrangère, nous venons pour ta toilette, lui expliqua une des deux femmes, tandis que les bozus partaient en fermant la porte. Elles portaient ce qui semblait être du savon, ainsi qu'un flacon de parfum.

Dire que la darstonienne fut surprise à l'arrivée de ce petit régiment cosmétique serait un euphémisme : la jeune femme avait pour habitude de faire sa toilette seule avec les moyens du bord, mais il semblerait que Chinmay ait décidé de mettre son invitée aux petits soins... A moins que ces dames viennent de leur propre initiative, par curiosité pour la "belle étrangère" ?

Mais elle n'avait pas envie de vexer ses hôtes par un excès d'orgueil paysan, aussi ne protesta-t-elle donc pas face à cette intrusion, les accueillant même chaleureusement. Après tout, c'était peut-être l'occasion de glaner quelques informations de type protocolaires...

"Dites-moi, mesdames" dit-elle pour entamer la conversation. "Je ne suis au Mnibet que depuis quelques jours et sa culture et j'aurai peut-être d'ici peu la possibilité de présenter mon art à de grandes personnalités de votre pays. L'ennui, c'est que je ne sais pas très bien comment je suis censée m'adresser à eux, alors je me disais... Peut-être pourriez-vous me donner quelques tuyaux pour ne pas commettre d'impairs ?"

Les servantes aidèrent Rosamund à se déshabiller, riant de bon coeur de la voir gênée. L'une d'elle l'invita à prendre place dans la baignoire, ce qu'elle fit, et fit délicatement couler sur elle l'eau chaude, tandis qu'une autre remplissait la baignoire rustique à l'aide d'autres seau.

- Tu es bien faite étrangère... Et comme ta peau est blanche ! Dit une servante en lui souriant tendrement, et en échangeant des regards complices avec les autres. Elle saisit alors le savon, et commença à frotter sa peau douce, ce que fit une autre femme. Je ne sais pas comment cela se passe en ton pays, mais je sais qu'ici, il peut être parfois difficile d'être bien vu de la noblesse. Surtout de Sa Majesté. C'est un homme froid et rude comme l'Avanindra, mais qui cache un coeur remplit d'amour. Mais, grâce au bienveillant Temple, mille fois soit-il loué, les nobles sont bien souvent ouverts et acceptent que les étrangers déroge un peu à nos coutumes, si toutefois ils font preuve de respect et de volonté de plaire.

Les deux femmes caressaient le corps de Rosamund avec le savon, délicatement, presque suavement. Une autre servante poursuivit :

- Evite de montrer un air arrogant cependant. Ne regarde pas trop longtemps un noble dans les yeux, et ne leur tourne pas le dos, ils en seraient froissés. Les religieux par contre, sont beaucoup plus ouverts. Il est trés difficile de les contrarier, même en le voulant.

L'étrangère se laissa dorloter par les trois petites servantes zélées sans broncher, bien que la situation soit un peu... particulière. Non pas que la nudité la dérangeait outre mesure : elle n'avait pas à rougir de son corps et il lui était déjà arrivé de poser pour des artistes dans son plus simple appareil, quand le chant ne rapportait pas assez. Mais disons simplement que c'était la première fois qu'une femme la lavait depuis qu'elle avait quitté l'orphelinat...

"Je veux bien vous croire, mesdames... Mais quand je suis arrivée au Temple, et que j'ai salué Chaitanya Chinmay en l'appelant "Monsieur Chinmay", deux des moines qui l'accompagnaient ont semblé... Non, pas vraiment en colère, ni même offusqués mais disons... désarçonnés. Est-ce un terme que je devrais éviter ? Comment dois-je appeler les gens par ici ?"

Se munissant d'un tissu épais de soie, une des servantes commença à essuyer doucement la peau de Rosamund une fois que celle-ci fut sortie de l'eau, non sans continuer à rire parfois.

- "Monsieur" n'est pas trés usité par chez nous. Nos croyances font que les mnibétains se tutoient, même sans se connaître intimement. Tu peux appeler Chaitanya par l'un de ses titres, comme "Eminence" ou "Grand Maître", mais tu peux tout à fait le tutoyer et l'appeler par son nom. Il te le rendra sans aucun problème tu sais. Tous les petites gens et les religieux se parlent ainsi. Par contre, c'est différents avec les nobles. Le tutoiement ne dérange pas forcément les plus pieux d'entre eux, mais la plupart préfèrent le vouvoiement, et l'usage du protocole. Ojasvini, donne-moi le parfum veux-tu.

Elle en aspergea délicatement en quelques endroits sur le corps de Rosamund, sentant de douces effluves se diluer dans l'air ambiant.

- C'est au mentok, tu aimes ? C'est une belle fleur aquatique trés vénérée ici. Nous avons aussi une belle chuba pour toi, tu feras beaucoup d'impression avec.

La darstonienne hocha la tête, elle se souvenait du mentok : cela faisait partie de la documentation que lui avait envoyé Chinmay, le symbole de la royauté si elle avait bonne mémoire... Elle comprenait maintenant pourquoi : cette senteur était tout simplement divine, très subtile et agréable à l'odeur. Très belle fleur d'après les illustrations qu'elle a pu en voir, aussi...

"Merci, ça sent très bon en effet... Mais, excusez mon ignorance... qu'est-ce qu'une chuba ?"

Les servantes rièrent une nouvelle fois, non par moquerie mais par pure amusement de s'occuper ainsi d'une étrangère si exotique, si différente de ce qu'elle connaissait. Une d'elle ouvrit une armoire et en sortie la "chuba", semblable à ce que Rosamund appellerait une robe. En grande partie d'un rouge vive au niveau du torse, avec de nombreuses décorations cousues, la robe semblait trés large, surtout au niveau des avants-bras, et descendait pratiquement droit pour les jambes.

- C'est le nom qu'on donne à beaucoup de vêtements lorsque ceux-ci sont faits d'une seule pièce de tissu, ou de plusieurs cousues entre elles, et qu'ils sont amples et descendent presque jusqu'à terre.

Elles commencèrent à l'habiller alors, avec de légers mais chauds sous-vêtements en soie, et la vêtir juste ensuite de la chuba. Puis la servante se nommant Ojasvini apporta une perruque dont elle coiffa la jeune cantatrice, cachant ses cheveux courts sous ces ajouts étranges.

- Tu es trés belle ainsi tu sais. Tu ressemblerai presque à une noble typiquement mnibétaine, s'il n'y avait pas cette teinte de peau et ces jolis yeux ronds.

Rosamund avait également remarqué qu'elle était plus grande que les mnibétaines, et que beaucoup d'hommes ici.

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Le costume local, donc... En effet, cette "chuba" était très belle, apparemment ses hôtes avaient l'intention d'en jeter plein la vue aux mnibétains. D'abord ce bijou, puis le parfum de mentok et maintenant cette tenue... Souhaitaient-ils donc vraiment qu'on la prenne pour une noble ? La remarque de la servante la fit sourire. Oui, c'était ça, il fallait présenter ce qu'il y a de meilleur à la noblesse, alors autant que la petite chanteuse des rues de Novama ressemble à une princesse.

Quoi qu'il en soit, elle acceptait les règles du jeu. Puisque la lumière coure plus vite que le son, mettons-leur plein la vue avant de les (en)chanter.

"En effet, elle est... magnifique" dit-elle en se regardant.

Ces petites mains poussaient le soucis du détail jusqu'à la coiffe, une perruque impressionnante par son élaboration. Il ne manquait plus que... Elle s'excusa un instant auprès de ces dames pour chercher dans ses affaires, dont elle ressortit un petit coffret en bois sombre.

"Quand je suis arrivée au pays" expliqua-t-elle, "les bozus qui m'ont accueillie m'ont fait présent d'un... collier, avec des pierres bleues, des turquoises je crois... Ils m'ont dit que Chaitanya Chinmay souhaitait me le voir porter lors de mes représentations mais... Pensez-vous que je puisse déjà le mettre ou serait-il préférable de le réserver aux... grandes occasions ?"

- Ce collier est à toi puisqu'il te l'a donné. Le Grand Maître, mille fois soient louées sa bonté et sa sagesse, ne possèdent plus de droit sur ce présent, et t'as offert la liberté de l'utiliser comme bon te semble, lui répondit Ojasvini en ajustant quelques plis.

- En respectant tout de même sa volonté, c'est la moindre des politesses, ajouta une autre servante. Je pense que tu es prête désormais. Qu'as-tu donc envie de faire aujourd'hui ?

Il leur fallu plus d'une heure pour pour s'occuper, si consciencieusement, de l'étrangère, décidément bien gâtée par l'hospitalité mnibétaine.

Elle médita encore un instant sur les paroles de la servante, puis redéposa le coffret. Premièrement, le Bouddhinsme semblait être un culte à l'humilité, il aurait sans doute été mal vu de la part d'une étrangère d'étaler ainsi ses toutes nouvelles richesse... Si cette explication semblait traduire un tempéremment modeste, sa seconde raison l'était bien moins : elle ne doutait pas qu'un présent de ce type devait être un honneur dans la culture mnibétaine, honneur qu'elle préfèrait ne pas dévoiler dans l'immédiat. L'effet n'en serait que plus impressionnant devant son premier public.

"J'aimerais, dans un premier temps, visiter la ville, voir comment vivent les Mnibétains s'il m'est permis... Cela fait, j'irai m'atteler à ce pourquoi je suis venue."

- Nous avons été dépêchées pour constituer ta suite, c'est pourquoi nous réaliserons tes désirs, belle étrangère, lui dit Ojasvini, avant de se tourner vers une servante : Indumati, veux-tu bien faire préparer une voiture pour l'invitée de Son Eminence ?

Elles s'inclinèrent toutes trois puis celle s'appelant Indumati, la plus jeune et la plus réservée, s'éclipsa sur un pas vif, tandis que les autres invitèrent Rosamund à les suivre à travers le Grand Temple. Une nouvelle fois elle traversa le bâtiment à l'activité inchangée, si pieuse, dégageant une douce quiétude dans ces corridors. Elles durent descendre les immenses escaliers, quelques peu fatiguant pour Rosamund guère habituée, et arrivèrent sur la grande place en face du Temple où non pas une voiture à essence comme la Dastornienne connaissait, mais une roulotte de bois, ouverte, tirée par des yacks, ceux-ci portant de nombreuses bandes colorées de tissus et des bijoux de pacotille, ressemblant assez à celle tirée par des chevaux et encore utilisé dans son pays d'origine. Les quatre jeunes femmes montèrent à bord et s'assirent sur de moelleux sièges recouverts de tissus brodés, tandis que deux hommes, des bozus, firent avancer les bêtes de traits.

La roulotte et ses passagers quittèrent la place pour aller dans la ville même. Les petites maisons typiquement mnibétaines, rarement plus haute qu'un étage, aux murs de pierre peints en blanc assez souvent et aux toits de tuile presque plats, passaient à côté de l'équipage. Modestes mais jolies étaient ces maisons avec leurs peintures de façade si colorées à l'abri sous les tuiles du toit qui dépassait, ainsi que leurs portes et leurs fenêtres de bois, également peints mais rarement gravés. Rosamund remarquait la forte activité commerciale de la ville. De nombreux charretiers portaient de lourds fardeaux aux côtés des caravanes de marchands, regardant éberlués la roulotte et cette femme à l'allure mnibétaine mais aux charmes exotiques. Parfois, des piétons s'inclinaient sur son passage, pensant peut-être croiser une dame de la noblesse ou une délégation religieuse. Les commerces fleurissaient également. Des maisons étaient complètement ouvertes et Rosamund voyait tant et tant de marchandises inconnues, des épices, des plantes, beaucoup de fruits, de légumes et de céréales, ou bien encore des tapisseries et autres tableaux religieux.

Rosamund suivit les trois petites servantes, dont elle connaissait désormais le nom des deux premières, et embarqua sans un mot dans cette voiture comme sortie d'un délire onirique : tiré par ces drôles de bovins à la fourrure abondante, ornés de volants à la manière des chars folkloriques les jours de fête. L'intérieur était confortable, le tout impressionnant... Qu'est-ce que Chinmay cherche à faire par tous ces fastes dignes de la plus haute noblesse ? L'impressionner elle ou le peuple mnibétain ? Ou peut-être est-ce tout simplement de la bonté gratuite, selon les lois de l'hospitalité... Elle avait néanmoins quelques difficultés à y croire, elle qui venait d'un monde où rien n'était gratuit, où il fallait jouer les opportunistes pour décrocher le rôle qu'on mérite.

Non, décidemment, cela paraissait trop beau pour ne pas être un tant soit peu calculé...

La roulote passa à travers les rues bondées d'Ajita, capitale du Mnibet comme lui apprit une de ses compagnes. Très vite, elle commença à les questionner sur ce qu'elle voyait : pourquoi cet homme s'inclinait à leur passage ? Qu'étaient ces étranges marchandises que vendait ce marchand ? Que représentait cette tapisserie ? Comment appelait-on les habitants d'Ajita ? Pourquoi les yacks portaient-ils tous ces rubans ? A quoi ressemblait la musique au Mnibet ? Et bien d'autres encore, emportée qu'elle était par sa curiosité touristique... Ce n'est pas tous les jours qu'on visitait une contrée aussi atypique, autant en profiter non ?

Le flot de questions amusèrent les trois servantes, qui lui répondirent à tour de rôle.

- Sans doute les Ajitans, les habitants d'Ajita tu l'as compris, doivent penser que tu es une dame de la cour de l'Outamaraya, et nous ta suite. Ou bien que nous sommes une délégation religieuse, ce qui est possible également étant donné que nous portons toutes trois et les jeunes hommes qui nous accompagnent la chuba réservée aux religieux du Temple.

Puis elles lui expliquèrent tantôt ce qu'étaient ces marchandises inconnues pour elle ça et là, tantôt la place trés importante de ces bêtes de trait dans l'histoire et la culture du Mnibet et donc le respect des Mnibétains à ces ruminants, et tant et tant d'autres caractéristiques du pays et de son peuple.

Ha, j'ai failli oublier de te transmettre un message de Son Eminence Chaitanya : "Ô toi qui apporte la connaissance de la culture d'un autre monde à mon peuple, sois-en remerciée par son humble et modeste attention à ton égard". Voilà ce qu'il m'a chargé de te dire. Puis elle détourna subitement le regard vers une boutique. Ho ! Cet artisan est trés connu, il fait de merveilleuses peintures profanes sur soie. Viens, allons voir.

Descendant de la voiture stoppée devant la boutique, les quatre femmes y entrèrent et furent aussitôt accueillies trés chaleureusement par un trés vieil homme chauve et à la longue barbe blanche, avec un bouc prédominant. Ojasvini et le vieil homme s'échangèrent des voeux de salutation, de bonheur et de longévité trés amicalement. Alors que Rosamund voyait dans l'arrière boutique deux hommes semblant travailler avec des pinceaux, sans doute des apprentis, Ojasvini se tourna vers elle et lui murmura :

- On surnomme cet homme Rochak Sadiva, "le bon goût éternel", et c'est un trés grand et trés respecté maître artisan.

En effet, les multiples objets disposés dans la boutique, propre bien que légèrement poussiéreuse, montraient le talent de l'artisan. Des bandes de tissus avec dessus des représentations magnifiques de la vie quotidienne peintes étaient attachés par de la ficelle à un cadre en bois.

- Regarde celui-là : des nomades essayent de franchir avec leurs yacks un col enneigé. L'impression de la tempête de neige est trés bien rendue ! Ou celui-là est amusant, avec ces enfants qui jouent à grimper sur une statue de Choedaar, et on voit un Maître qui veut leur tirer les oreilles !

La Dastornienne écoutait avec intérêt ce que lui disaient Ojasvini, Indumati et leur consoeur encore inconnue, ce pays avait une culture vraiment fascinante il n'y avait pas à dire... Celle qui n'avait pas encore de nom du sentir son malaise face aux honneurs qu'on lui accordait car elle lui transmit un message de Chaitanya Chinmay. Le vieux bonhomme assurait que ce n'était qu'un juste remerciement pour ce qu'elle allait accomplir. S'il voulait lui mettre la pression, il ne pourrait faire mieux !

Puis elles la tirèrent dehors pour visiter la boutique d'un artisan local, un tisserand de grand talent qui exposait des scènes presque anecdotiques, loin des grandes représentations religieuses. Prodigieuses par leur simplicité ainsi célébrées... Une en particulier la toucha beaucoup, celle où des enfants escaladaient la statue d'un vieux sage. Cela faisait rire Ojasvini, mais pas Rosamund : ces petits bouts de chou ne lui rappelaient que trop son frère Joran et ses camarades alors qu'ils tentaient de mettre à bas la statue d'un riche industriel. Remplacez les mains du Maître par un fusil de la milice dastornienne et les rires enfantins par des slogans merksistes et la scène vous apparaîtra comme une illumination... Drôle d'époque que celle de sa petite enfance ; Joran gît désormais à côté de ses parents, dans un petit cimetière aux alentours de Novama.

"C'est... magnifique" réussit-elle à articuler, le visage sombre.

- Tu sais, celle-ci a fait polémique, car certains religieux trés susceptibles y voyait un blasphème, un outrage, pensant que la toile portait en dérision le Temple. C'est peut-être vrai, mais c'est avant tout une représentation d'une scène cocasse. Et Rochak Sadiva est un bon bouddhinste.

Ojasvini allait montrer une autre toile à Rosamund lorsqu'elle s'aperçut de son air triste. Son sourire s'estompa et elle prit une mou inquiète, un ton compatissant :

- Mais... Qu'as-tu ? Ces toiles ne te plaisent pas ? Tu ne te sens pas bien ici ? On peut aller ailleurs si tu le demande.

"Non, non, ne t'en fais pas pour ça !" se reprit-elle, embêtée qu'Ojasvini puisse penser qu'un tel chef d'oeuvre lui déplût. "C'est juste que... J'ai un frère qui est mort en voulant escalader une statue, ce, cette peinture... me l'a rappelé."

La jeune femme se forçat à sourire, comme pour dire que c'était passé, qu'il fallait pas s'inquiéter pour elle. Son explication était simple, bien sûr, dépouillait le drame de toute sa complexité, son romantisme mais au moins ne lui posait-on pas de questions embarrassantes. Rosamund préférait qu'on conclue à un malheureux mais simple accident...

"Je ne trouve pas que ça ressemble à un blasphème" lança-t-elle, les yeux rivés sur les toiles. "Si, si je peux me permettre, on dirait un avertissement... en fait quand je regarde le visage du Maître j'ai plus l'impression, mais c'est peut-être mon imagination, d'y voir la peur plutôt que la colère. Je veux dire, l'enfant joue à défier l'autorité en grimpant ainsi, mais il pourrait surtout tomber et se faire très mal. La religion serait alors comme une mère tremblant pour ses enfants, qui en la défiant se mettent en danger... Elle ne punit jamais par plaisir, après tout. Enfin ce n'est qu'une interprétation, mais... Disons que c'est ce que j'ai l'impression d'y lire."

Ses joues commencèrent à rosir, était-il bien nécessaire de donner une telle interprétation ? C'était sorti comme ça, tout seul et sur le coup elle se demanda si elle n'aurait pas mieux fait de se retenir... Elle qui n'y connaissait pas grand chose en art pictural, et encore moins quand on parlait de culture mnibétaine !

La peine de Rosamund semblait se transmettre aux trois femmes, tandis que le peintre-tisserand se donnait une contenance en dépoussiérant un meuble. Ojasvini essayait de la rassurer selon ses propres croyances.

- Perdre un parent est toujours un grand malaise, mais la mort n'est qu'une étape. Nous sommes tous voués à la renaissance. Sois assurée que l'âme de ton frère sera sans cesse présente dans notre monde, tout comme la mienne renaîtra aprés avoir quitté mon corps. La chair n'a que peu d'importance. Il faut apprendre à sentir la renaissance de l'esprit et à la comprendre, et ainsi tu sauras que sous les apparences, ton frère sera éternellement là. Tu ne l'as pas perdu, mais simplement perdu de vue.

Puis elle poursuivit sur le changement de sujet, la pirouette habile de Rosamund.

- C'est une trés bonne interprétation de la toile que tu as eu. Je crois même que les défenseur de Rochak Sadiva l'avaient utilisé pour contrer la présomption de blasphème. Mais aprés tout, sans doute est-il aisé de voir différents symbolismes dans des scènes quotidiennes, alors que le maître artisan a juste cherché l'art dans sa simplicité.

Elle hocha la tête, guère convaincue. Elle savait tout ça : il était parti vers un autre monde, vivre une autre vie bien meilleure que son existance terrestre... Mais s'il fallait en croire les religions, il fallait avoir la Foi pour passer à cette vie de rêve. Joran, lui, ne l'a jamais eue, pas plus que sa mère. Il avait agi en imbécile, préféré jouer les héros au lieu de travailler, de ramener de l'argent à la maison. De plus, en mourant ainsi, il avait poussé sa mère au suicide...

"L'un de mes professeurs de chant nous a dit un jour" continua-t-elle, mettant le plus de distance possible entre son frère et elle, "que l'intention de l'auteur n'était qu'une vision des choses, mais ce qui différencie un simple travail d'une véritable oeuvre d'art, c'est le nombre de visions différentes qu'elle inspire. Je trouve que ça correspond bien à la réalité des choses, même s'il parlait plus de musique que de peinture." termina-t-elle en souriant.

Mais Rosamund semblait ignorer la signification des paroles d'Ojasvini, car, contrairement à ce qu'elle pensait, Ojasvini ne sous-entendait pas le paradis dans ce qu'elle lui exprima pour la consoler du mieux qu'elle pouvait, mais la réincarnation, cette vue si différente de ce qu'il y a aprés la mort par rapport aux autres religions que Rosamund connaissait. Nul enfer, nul paradis pour les bouddhinstes. Il lui restait encore tant de choses à apprendre sur les croyances du Mnibet...

- Ce professeur avait des connaissances philosophiques à ce que je vois. Je suis encore jeune et au temple, mon maître ne m'a pas encore enseigné le savoir nécessaire pour donner mon opinion personnelle à ce sujet... Allons ailleurs, tu dois avoir tant et tant de choses à voir.

Puis les quatres femmes saluèrent l'artisan, avec autant de chaleur humaine que lorsqu'elles entrèrent. La voiture, embarquant ses passagères, repartie dans les rues d'Ajita, pour arriver sur grande place, face à un imposant bâtiment, aux grands et nombreux toits de tuile, légèrement recourbés, trés fins et travaillés.

- C'est un tribunal ici, expliqua Indumati en se penchant vers Rosamund. Et au pied du mur en face, ce sont deux couples de criminels étrangers condamnés au cangue il y a peu.

Une autre vision du Mnibet s'offrait aux yeux de la dastornienne. Deux hommes et deux femmes, vêtus de haillons, étaient assis à terre sous la vigilance de soldats. Ils portaient autour du cou deux épaisses et lourdes planches de bois clouées entre elles, de presque leur taille. Un bol était placé devant chaque condamné, et Rosamund vit un mnibétain qui passait y mettre ce qui semblait être de la nourriture.

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