A la chasse aux explorateurs occidentaux

Le rusé et sévère Seigneur de Rusham, Pasang Tsamcho, veillait sur son monde de façon notablement despotique. Et tel était en effet son droit, Pasang était l'homme le plus puissant du Canton, et ses habitants étaient ses Sujets. Il avait tous les droits, et il n'hésitait pas à en abuser pour la plus grande gloire de sa famille seigneuriale et pour remplir les coffres du Dzong d'Udantika.

Les Rushamans étaient dociles, cela lui facilitait évidemment la tâche. Entre Pasang Tsamcho et les redoutables khampas encore indépendants de la volonté de leur Seigneur, ils estimaient devoir supporter le moindre mal. Or un problème de plus en plus pressant se posait aux vieux conseillers rassemblés à Udantika et aux percepteurs provinciaux: on rapportait de plus en plus souvent l'apparition d'explorateurs étrangers dans les régions frontalières reculées. Ces gens-là, des démons en vérité disait-on à Pasang, avaient une richesse quasiment inépuisable, insondable! L'or n'était pour eux que de la vulgaire poussière qu'ils répandaient sans peine dans les mains des paysans et des nomades pour tirer d'eux des informations quant aux montagnes du pays, les cours d'eau, les villages et les lieux où se trouvaient les représentants de Sa Seigneurie.

Mais ce n'était pas tout! Ces chiens d'étrangers mobilisaient grâce à la corruption de la populace misérable des centaines, voir un ou deux milliers de yacks et de montures! Ils engageaient des guides et une escorte, composée de khampas hors la loi et même de membres supposés des troupes seigneuriales! Une véritable armée! Il fallait agir, conclut le vieux Seigneur de Rusham. Une chose était sûre, ces terres échappaient maintenant à l'autorité d'Udantika, l'Etranger se taillait un domaine dans le Mnibet!

Aussitôt, des messagers partirent pour les quatres coins de la province, afin de rassembler au plus vite l'ost seigneurial. Au mieux, estimait Pasang, il pouvait armer une dizaine de milliers d'hommes valeureux grâce à l'arsenal de son Dzong. Il espérait aussi pouvoir compter sur le concours de ses nombreux vassaux, ainsi que sur la collaboration de ses Sujets... Le "Vieux Khampa", se dirigea vers la fenêtre et observa les monts, au Nord-Ouest. Il devait se porter à la rencontre de l'Etranger, et le défaire si nécessaire, afin d'assurer la sauvgarde de l'ordre dans sa province. Non, pensa-t-il, les brigands ne reprendront pas la suprématie!

Tandis que les coursiers s'éparpillaient dans le Canton, l'un d'entre eux s'était arrêté dans une perception des impôts royaux , avant de poursuivre sa mission. Il avait fait savoir la nouvelle aux fonctionnaires, qui firent envoyer un autre messager en direction de la capitale du Royaume, à presque deux jours et demi de course plus à l'est. Ainsi fonctionnaient les services de renseignement de Sa Majesté.

Au Palais Royal, le message contenant une copie de l'ordre de mobilisation des troupes rushamannes parvint à l'Outamaraya qui fut mis fortement en colère.

- Cherche-t-il à bafouer Notre autorité !... Tanpei ! Prend plume et papier, que Nous dictions une missive à Notre vassal belliqueux. Puis au plus vite devra-t-elle lui être transmise. ordonna-t-il à son second mandarin.

Citation :: De Sa Majesté Royale l'Outamaraya Dorje Dorsel III ;
Fait et clôt le onzième jour de nalini de l'an 2282 ;
A Ajita, Maison Royale de Nidhi.

A Sa Seigneurie Pasang Tsamcho de Rusham;
Dzong seigneurial, Udantika, Rusham.

Sa Majesté Royale l'Outamaraya Dorje Dorsel III
Souverain du Royaume du Mnibet
Seigneur de Nidhi

Votre Seigneurie,

Veuillez prendre connaissance de l'inquiétude et l'incompréhension qui rongent actuellement Notre Personne, ayant appris votre politique de mobilisation de masse d'hommes de troupe. Vous n'ignorez point Notre interdiction formelle de constater la formation d'une armée, soit plus de deux mille gens d'armes, sous les ordrres d'une personne unique.

Considérant cela, Nous exigeons au plus vite des explications. Il Nous apparait disproportionné que cette mobilisation soudaine soit la conséquence des khampas. Nous accordons pour votre réponse un délai de cinq jours à compter de ce onze de nalini.

Dans l'attente d'une réponse que nous espérons vive de votre part,

Cinq jours. Le temps nécessaire pour un messager pour un cavalier expérimenté d'effectuer l'aller-retour entre Ajita et Udantika. Et deux et demi supplémentaires pour prévenir les troupes Royales en garde dans les dzongs du Canton de Rusham, en cas de menace.

Quand Pasang reçut la missive de l'Outamaraya, son royal cousin, environ deux mille hommes s'étaient déjà rassemblés dans le vaste camp établi au pied du Dzong d'Udantika. Les préparatifs battaient leur plein, et les soldats de Sa Seigneurie s'évertuaient à s'entraîner au maniement de l'arc, et pour certains, du fusil. L'ost rushaman se composait pour une grande majorité de khampas, accourus à la hâte ayant appris l'ordre de mobilisation. Mais il y avait également parmi eux de nombreux nobles rushamans, des vassaux de Pasang Tsamcho, fidèles à leur suzerain. On attendait pour les jours suivants l'arrivée de la masse incalculable des piétons miséreux, conscrits ou serfs, tenus de répondre à l'ordre de leur Seigneur. Dans son infinie bonté, le Vieux Khampa avait assuré d'ouvrir les portes de son arsenal seigneurial pour équiper sa nombreuse armée. Pour ce qui était des montures, les émissaires de Pasang se chargeaient de rassembler un grand nombre de yacks, de chevaux, d'ânes et même de moutons.

Pasang et ses conseillers furent pour le moins gênés par le message de leur Souverain, Dorje Dorsel III. Mais de quoi diable celui-ci se mêlait-il? La mise au pas d'un sombre et inconnu démon étranger n'était point son affaire! Il revenait au Seigneur de Rusham de rétablir son autorité sur son domaine! Prévoyant, le conseil rushaman proposa à Pasang de rédiger une lettre conciliante à l'intention de l'Outamaraya: on voulait éviter que le Roi ne s'introduise innoportunément dans le Canton à la tête de ses troupes... Le Seigneur de Rusham accepta, comprenant l'importance de la chose.

Citation :: De Sa Seigneurie Pasang Tsamcho de Rusham ;
Fait et clôt le douzième jour de nalini de l'an 2282 ;
A Udantika, Dzong seigneurial.

A Sa Majesté Royale l'Outamaraya Dorje Dorsel III ;
Maison Royale de Nidhi, Ajita, Canton de Nidhi.

Sa Seigneurie Pasang Tsamcho de Rusham
Fils de Janghu Yonten de Rusham
Véritable et légitime Seigneur du Canton de Rusham

Votre Majesté,
Cher et honoré cousin,

En ma qualité de légitime Seigneur de Rusham j'ai ordonné la mobilisation de l'ost seigneurial afin de parer à un danger inconnu s'étant introduit dans le Canton par le Nord-Ouest. Ceci n'est cependant pas de taille à devoir vous inquiéter, vénéré cousin. De plus, je ne peux que vous rassurer quant au commandement de l'armée qui se constitue en ce moment même sous mes yeux: les troupes seront sous les ordres non seulement de moi-même, mais également de deux de mes fidèles vassaux, Tsheten de Burang et Changqing de Gergye.

Quoi qu'il en soit, il n'y a point de crainte à avoir pour ce qui regarde cette affaire, une affaire exclusivement rushamanne. Je vous en conjure, Votre Majesté, faites donc confiance en vos Seigneurs, et ceux-ci ne vous décevrons pas.

Dédié corps et âme à la Grandeur de Votre Royale Personne,

Pasang Tsamcho

Alors qu'un khampa montait déjà en selle avec le message destiné à l'Outamaraya, les conseillers félicitèrent Pasang Tsamcho pour cette lettre finement couchée sur papier. Sa Majesté allait rester dans l'ombre totale et ne rien comprendre des agissements rushamans. De toute façon, l'intrusion d'un quelconque explorateur, géographe ou quoi que ce soit d'autre ne pouvait que désintéresser le Souverain du Mnibet.

Le vieux Seigneur se leva cependant et avertit ses proches conseillers et ses vassaux du danger que pouvait représenter les garnisons royales au sein même du Canton... Si celle-ci se mettait en tête de s'opposer à l'ost seigneurial, le sang n'allait pas tarder à couler, et à profusion! Il fallait donc donner un signal fort à ces soldats royaux, histoire de leur faire peur et de leur faire comprendre que le sévère Pasang Tsamcho ne tolérerait pas d'opposition. Le soir même, Tsheten de Burang et Changqing de Gergye quittèrent Udantika à bride abattue avec une escorte fournie...

A l'aube, l'armée seigneuriale, selon les nouvelles que donnaient les officiers rushamans à Pasang Tsamcho, avait presque atteint les effectifs prévus. On se prépara donc à partir de façon imminente vers le Nord-Ouest, afin de chasser -et de saisir les richesses de- cet explorateur occidental qui ruinait les finances du Canton depuis belle lurette. Le Seigneur de Rusham pria ses conseillers de dresser une liste exact du nombre et de la composition de l'ost rushaman ainsi que du train d'approvisionnement devant suivre les troupes. Ce qui fut ordonné fut fait, mais de manière approximative... On rapportait que:

Citation :: Votre Honorable Seigneurie,

Comme demandé, nous avons recensé les troupes sous Votre commandement avec lesquelles Vous Vous apprêtez à faire mouvement vers une contrée reculée, afin d'y faire valoir de bon droit Vos intérêts et ceux de Vos Sujets. Puisse Dieu être témoin de Votre bonne foi, et de celle de Vos fidèles conseillers.

Chambre des Hobereaux rushamans

Citation :: Le quatorzième de nalini de l'an 2282, devant Udantika

Effectifs de l'ost seigneurial:

~ 250 cavaliers de la noblesse rushamanne, vassaux de Sa Seigneurie
~ 1'500 cavaliers khampas, dont environ 850 sont des brigands en temps normaux
~ 6'300 piétons, Sujets conscris de Sa Seigneurie
~ 84 artilleurs, experts en l'utilisation des bombardes de Sa Seigneurie

~ 2'000 chevaux
~ 2'000 ânes
~ 2'500 yacks
~ 1'500 moutons

Tout le Canton était particulièrement agité par ces manœuvres. Le Temple en particulier, ou du moins ses représentants en terre rushamannes. Bien qu'habitués par la personnalité belliqueuse du Seigneur, les religieux étaient étonnés de l'organisation d'une si importante force armée. Etonnés, et inquiétés. Ils n'ignoraient plus l'ingérence étrangère importante, mais autant de troupes, était-ce bien sensé ?...

De nombreux maîtres bouddhinstes passaient parmi les soldats afin de les bénir. Ici et là, à grand coup de fleurs de mentoks et d'encens, de nombreuses petites cérémonies rituelles avaient lieues, apportant au moral des troupes un supplément spirituel non négligeable.

Malgré un retard de deux jours sur la planification de la campagne militaire de Sa Seigneurie Pasang Tsamcho, l'ost rushaman partit d'Udantika avec armes et bagages le dix-neuvième de nalini de l'an 2282, en direction de l'Ouest. L'impressionnant cortège fut accompagné par la population pour plusieurs kilomètres, avant que celle-ci ne reviennent à la ville, seule.

A présent, plus aucun obstacle de taille se dressait sur la route de Pasang Tsamcho, satisfait de pouvoir s'occuper par son loisir favori: la chasse! Car oui, explorateurs ou non, occidentaux ou non, tout ceci n'était qu'une chasse anodine. Une partie de chasse malheureusement compliquée par la puissance supposée de la bête visée...

Pendant ce temps, au Palais Royal, le monarque s'agaçait de la réponse de son vassal. Comme à son habitude, il partageait son agacement avec ses mandarins en faisant les cent pas.

- Ce fieffé narquois cherche-t-il à abuser de Nos lois ?! Par tous les Namdaks, comme s'il ignorait que Nous n'acceptons pas que tout homme sur Nos terres possède une armée de telle taille, sous ses ordres directs ou ceux de ses vassaux !... Vil mesquinerie rushamanne que cela !...

- Vous avez bien raison Votre Majesté ! acquiesça un mandarin avant de poursuivre. Mais par le passé Votre Cousin a toujours montré sa fidélité au Trône, malgré son caractère hum... "belliqueux". Nous connaissons tous son attachement à ses terres et à son autorité, expliquant sans doute le fait qu'il ne souhaite pas vous en apprendre plus sur les troubles de son Canton.

- Certes. Le Royaume se tiendra en marge de ce curieux dérangement, en qualité d'observateur tant que ces évènements ne viennent point déranger Notre autorité. Qu'il en soit ainsi.

Faisant confiance à son cousin, avec des appréhensions légitimes toutefois, l'Outamaraya ordonna donc que soit accentué le travail des "observateurs" en terres rushamannes, le terme approprié étant plutôt "espions", l'informant des moindres faits et gestes des troupes rushmannes, pour peu qu'ils ne soit pas reconnus.

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