Chambre de Laoyang Tsuza, avec Rosamund Krenz

Laoyang entra d'un pas vif dans ses appartements, une grande chambre riche, suivit de trés prés par la jeune étrangère. Le luxe était présent sur chaque meuble et décoration. Le grand lit bas était entouré de minces rideaux de soie laissant passer la lumière. A côté d'une fenêtre où s'étalait la ville et au loin les montagnes, un buffet supportait un grand miroir dans un cadre de bois noir, avec à sa base différents objets, probablement des parures capillaires comme on pouvait en voir dans la chevelure de Laoyang.

- Et voilà mes "appartements" ! Les larbins de l'Outamaraya ne devraient pas venir tout de suite, et j'ai laissé ma seule suivante prendre congé de "ma personne". Elle accentuait ces mots avec des faux airs hautains, comme pour mieux s'en moquer. On sera tranquille toutes les deux.

La Dastornienne entra dans l'appartement comme on rentre dans un rêve, sur la pointe des pieds comme si elle craignait de la voir s'évaporer... Pas de doute, il s'agissait bien là de la chambre d'une princesse ! En fait, cela lui rappelait presque l'un de ces décors théâtraux dans lequel vont et viennent les acteurs, à l'exception près que ces apparats-là n'étaient pas en toc.

Pas de doute, ça fait rêver ! Et dire que tout ça fait partie du quotidien de cette fille... Cela paraissait si surréaliste pour une fille des rues comme elle, même si elle savait parfaitement bien que ce n'était rien à côté des suites de certaines familles règnantes.

"Vous ne semblez pas beaucoup aimer vos serviteurs, Altesse" dit-elle, mal à l'aise devant toute cette noblesse à fleur de peau. "Ils sont donc si... envahissants que vous les chassiez ainsi ?"

- Je n'ai rien de personnel contre eux, ils ne font qu'obéir aux ordres qu'on leur a donné. Ce que je n'aime pas c'est le principe qu'un humain doive servir un autre humain. Je trouve cela complètement contraire aux pensées choedaaristes ! répondit-elle au quart de tour, avant d'aller s'assoir sur une chaise devant son miroir. Tu ne trouves pas ? ajouta-t-elle tout en retirant les bijoux de bois attachés dans ses cheveux.

La bouche entrouverte, l'étrangère regarda la princesse sans pouvoir contenir son étonnement. Comment peut-on être riche à ce point et tenir des discours pareils ? Comment peut-on appartenir à une famille aussi vieille, aussi noble, aussi influente, et parler d'égalité dans la lutte des classes ? C'était si... surréaliste. Comme ce pays.

"Je... Vous..." bredouilla-t-elle, interloquée. "Vous parlez comme une Merksiste, Altesse. Comprenez que, je... Vous savez, il y a des gens, aussi... qui sont très heureux ainsi, et si on leur disait, par exemple, "à partir d'aujourd'hui tu es l'égal du Roi" ils perdraient tous leurs repères. Bien sûr il y a des rebelles, opportunistes ou tout simplement idéalistes, mais... je veux dire..."

Honteuse, la jeune femme s'interrompit, rougissant. La princesse l'avait vraiment prise au dépourvu !

Fronçant les sourcils avec un léger recul de la tête Laoyang répondit avec toute l'ignorance caractéristique de ce peuple bien longtemps fermé sur lui-même : "Une "merksiste" ? C'est quoi ça, une "merksiste" ?... Oui ils sont peut-être heureux comme ça... Mais un jour, un vieux sage bouddhinste m'avait appris qu'on est heureux de ce que l'on est, quand on n'a pas le savoir de ce que l'on peut être. Finit-elle sur une touche philosophique.

"Les Merksistes.. ? Oh, eh bien, ce sont des gens qui croient, enfin qui ont la folie de croire qu'ils peuvent changer le monde, abolir les différences entre les différentes classes sociales... Ils sortent des usines, brandissent slogans et hurlent des insultes contre le pouvoir en place. Ils trouvent la société injuste, ils veulent mettre les prolétaires au pouvoir, ils rêvent d'une République au suffrage universel... Ils jettent des pierres à la milice, ils chantent des airs révolutionaires..."

Elle se mit à citer des exemples, au hasard, sans ordre précis, se plongeant dans les souvenirs lointain de la lutte des classes.

"Et un jour ils se font tuer, matter par les forces de l'ordre, jeter en prison. Et leurs camarades rentrent à l'usine, dociles, pour gagner leur pain quotidien. Telle est la folie merksiste, Altesse : croire qu'on peut changer les choses. Mais elles ne changent pas. Jamais."

Usines, République, suffrage universel. Voilà des mots biens étrangers à la jeune Mnibétaine, qui pourtant écoutait, attentive, sentant la profondeur de ces explications, l'émotion que dégageait Rosamund en lui parlant, comme si cela avait pu la concerner...

Voilà qui est bien triste... Cela me fait penser un peu aux déviances choedaaristes, comme le tamonashisme et le kundanisme... dit-elle d'un ton étrangement plus bas. Hum. Tu as quel âge ? Est-ce qu'un homme t'attend dans ton pays ? Viens assieds-toi à côté de moi, lui proposa-t-elle en souriant, montrant une chaise prés d'elle.

"J'ai 22 ans" répondit-elle en s'installant, contente d'échapper à un sujet aussi pénible que le Merksisme. "Et non, je ne suis pas mariée... Notez, votre Altesse, ce ne serait pas les occasions qui manqueraient si je le voulais vraiment, mais... Disons que je serais obligée de mettre un terme à ma carrière, pour faire la cuisine et m'occuper de mes enfants, et tout ce genre de choses. Et ça m'ennuierait un peu, vous comprenez, j'aime beaucoup mon métier, et... Enfin, pas que ça me déplairait de fonder un foyer, mais pas tout de suite. J'ai envie de profiter des opportunités qui me sont offertes, le mariage peut attendre."

Elle eut un sourire maladroit, puis haussa les épaules. Non, vraiment elle ne se voyait pas donner le sein entre deux représentations, ce ne serait pas convenable ! Et puis aucune des aventures qu'elle a pu avoir n'était assez sérieuse pour se laisser mettre la bague au doigt...

"Et vous ?" se risqua-t-elle finalement.

- J'ai 25 ans je crois, annonça-t-elle, elle qui se conduisait auparavant comme une adolescente impulsif et insouciante, ce qui eut bien évidemment comme effet de troubler une nouvelle fois Rosamund. C'est vrai que lorsqu'on a comme toi une carrière, un métier... Il n'est pas facile de tenir son "rang de femme". Ici tu ne pourrais pas avoir une fonction comme la tienne, ou difficilement. On me dit toujours qu'il faut que j'honore mon rang de femme, que je trouve un homme fortuné, avec des terres... Mais je les rejettent tous ! Ce qu'il veulent c'est être sur la liste de la succession Royale... Je crois que même mon cousin Pasang voudrait... ce rustre infâme !... Dis... Tu as... enfin, tu as déjà connu l'amour d'un homme ? Je veux dire... Elle s'était tue, légèrement rouge, en tournant machinalement une de ces breloques de bois.

25 ans ? Elle faisait si jeune pourtant, jamais elle n'aurait cru... et encore moins qu'elle serait de trois ans son aîner... Et elle n'était toujours pas mariée ? Etrange, elle avait cru comprendre qu'on se mariait dès l'âge de nubilité dans les familles royales ! Il faut croire que Laoyang avait un sacré caractère pour ne pas être déjà l'ombre d'un quelconque Seigneur ambitieux...

"Tu me demande si j'ai déjà couché avec un homme ?" lança l'étrangère avec une légèreté qui du étonner la princesse. "Pour tout t'avouer... oui, et pas qu'avec un."

Soudain la Dastornienne s'interrompit : quelle folie la prenait donc ? Dire de telles insanités, devant une princesse... Pour quoi allait-elle la prendre maintenant ? Une fille de petite vertu ? Mais il était trop tard pour revenir en arrière.

"Enfin te fais pas d'idées, je fais très attention à mes amants, c'est jamais des hommes de passage même si je sais que je pourrai jamais les épouser, puis à chaque fois je fais des calculs, hein... Heureusement j'ai les fleurs sur les jupes très régulières, si, si tu vois ce que je veux dire... Un accident de parcours serait désastreux, et j'aimerais pas avoir à demander les services d'une faiseuse d'anges... Et je sais même pas pourquoi je te dis tout ça, si je savais pas que les stupéfiants étaient interdits au Mnibet je vous soupçonnerais d'en avoir glissé dans les aliments !" conclut-elle d'un sourire gêné.

Laoyang rougissait de plus en plus, en souriant également gênée.

- Oui c'est sur ! Moi je... Elle fut interrompue par le bruit d'une personne frappant à la porte. Les voilà. On ne sera plus tranquille maintenant... Oui entrez ! Un homme et quatre femmes pénétrèrent alors dans la chambre, vêtus à la façon des domestiques de chubas élégantes mais modestes. Tandis que les servantes gardaient la tête baissée, l'homme s'exprima :

- Votre Altesse, magnificence éternelle, gloire sublime de tout le...

- Oui bon ! Je connais. l'interrompit Laoyang subitement, choquant le serviteur qui ne savait plus où se mettre. Qu'as-tu à me dire ?

- Veu... Veuillez pardonner votre misérable serviteur si j'ai pu avoir l'audace de vous...

- S'il te plaît ! Tu va me dire où tu veux en venir ?! Pas besoin de faire toute cette scène... l'interrompit-elle une nouvelle fois, sur un ton que l'on sentait plus énervé. Ce qui eut pour effet de faire sursauter l'homme.

- Oui heu je... Sa Majesté Royale nous a demandé de vous servir toutes deux. Et Sa Majesté Royale aimerait que votre personne et Dame Krenz soyez les spectatrices d'un affrontement de spo-lo qui aura lieu tantôt dans l'arrière-cour. Sa Majesté a précisé qu'il n'attendait pas l'accord de votre personne... expliqua-t-il en se caressant les mains à cause de l'anxiété.

- C'est entendu... "tu peux disposer". fit-elle d'un geste de la main en imitant d'un mauvais ton son Royal Cousin. Les domestiques allèrent dans une autre pièce afin de préparer les affaires des dames. Laoyang se tourna vers Rosamund : Voilà, on va devoir assister au spo-lo. Mais peut-être ne connais-tu pas ?

"Non, je n'en ai jamais entendu parler" confirma-t-elle, ne sachant si elle devait rire ou se choquer de la manière dont la princesse traitait ses serviteurs. "Mais ce serait un plaisir de le découvrir avec vous, votre Altesse."

Mais la cantatrice n'eut jamais l'occasion d'admirer la démonstration de spo-lo, car aussitôt qu'elles furent sorties des appartements royaux un religieux s'approcha des jeunes femmes, s'inclinant avant d'annoncer qu'il était porteur d'un message pour Rosamund. Etonnée, la jeune femme s'excusa auprès de Laoyang, et déplia la missive. C'est alors que son visage, déjà fort laiteux aux yeux des Mnibétains, devinrent d'un seul coup plus blanc que neige, elle dévisagea le moine, puis revint à la lettre, apparemment désemparée.

"On, je..." bégaya-t-elle, essayant de répondre aux interrogations silencieuses de la jeune noble. "C'est, c'est un message de Chaitanya Chinmay, il, apparemment... Dastornia est à feu et à sang, il y a eu une révolte, les ambassadeurs mnibétains sont en train de s'extrader, ils ont pris le Palais Impérial et..."

Elle secoua la tête, impuissante.

"Je suis vraiment navrée votre Altesse, croyez bien que l'hospitalité de votre famille me fait beaucoup d'honneur, et j'aime beaucoup votre pays mais... Il faut que je regagne le Dastornia, il faut que je sache ce qui s'est passé, et peut-être... Je ne sais pas mais je ne peux pas rester plus longtemps, vous comprenez ?"

- Nom de Dieu ! jura Laoyang en apprenant la nouvelle de la révolution. Puis aussitôt aprés elle se cacha la bouche de ses mains en voyant le regard accusateur du religieux porteur du funeste message. *hum* Navrée... Bien sur que je comprends ! Je vais demander à ce qu'on organise ton départ au plus vite.

- Votre Altesse, si je puis me permettre, Son Eminence de Daksha a déjà prévu le rapatriement de Dame Krenz, répondit aussi sec le religieux. Une caravane rapide de chevaux est déjà prête, et emmènera Dame Krenz jusqu'aux côtes Toréennes. De là elle pourra prendre un navire qui fera escale... si ma mémoire est exacte, en Sainte Russlavie à Stavropol puis Aleksandrovkoe, avant de rejoindre Dastornia. Le voyage devrait durer quatre jours à terre et six jours en mer.

- Et bien ! Chaitanya Chinmay est décidemment trés prévoyant. Quelle malheur... Je préviendrais moi-même mon cousin l'Outamaraya de ton départ, pour que tu ne perdes pas de temps. Va ! Rejoins donc ce pays tant aimé et sinistré par la folie des hommes. Tu seras toujours la bienvenue au Mnibet, lui dit-elle avant de lui tirer amicalement la langue, tandis que le religieux s'avançait, comme pour inviter Rosamund à le suivre pour partir.

"Je vous remercie votre Altesse" lança-t-elle en s'inclinant, continuant à s'étonner des manières si peu orthodoxes de la princesse. "J'essaierai de vous envoyer un courier dès que cela me sera possible."

Puis elle suivit le Bozu, lançant plus loin un ultime sourire d'adieu à son hôte. Ainsi s'achève donc son voyage au Mnibet, dans la précipitation, résignée à quitter ce monde de rêve pour une réalité plus prosaïque. Que s'était-il passé au Dastornia ? Incendies, meurtres, viols et massacres, le tableau dépeint par le maître bouddhinste était loin d'être rassurant... Et pourtant elle s'y précipitait, tête baissée. Folle !

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